Libérée... Sous contraintes

Oui, vous pouvez me maudire.
Vous pensiez être libérés, délivrés de cette maudite chanson qui vous a trotté dans la tête durant de longues nuits d'insomnie après un matraquage en bonne et due forme, assénée par vos pires ennemis : 
Vos rejetons, vos gremlins, le fruit de vos entrailles, et il a fallu d'un simple mot pour que là, ce soit le drame.
Oui, vous pouvez donc me crucifier, et à l'instar de Saint-Jérôme, je pourrais être alors canonisé, martyr du doublage, et je deviendrais alors enfin... Saint-Chron.
(Pouf, pouf, pouf)

Mais bon, foutu pour foutu, maintenant qu'on y est, si on en parlait un peu de cette chanson ?
Tellement efficace qu'elle se visse au fond de n'importe quel crâne en à peine trois syllabes.
C'est ce qui fait précisément la force du titre pour certains, précisément pourquoi tant d'autres la détestent.

Si j'ai replongé pour cette fois et que je vous entraîne avec moi pour un petit rail de poudreuse, c'est que récemment Mister Fox, ardent défenseur du doublage français, abordait le sujet dans son nouveau numéro de la FAQ du Doublage.
Durant celui-ci, on lui demandait des précisions sur les fameuses chansons Disney, je vous laisse découvrir sa réponse dans la vidéo.
En gros, il dit que c'est compliqué d'adapter ce genre de chanson.

Et en commentaire, un de ses estimés spectateurs balaie la question du revers de la main, problème réglé en dix secondes selon lui, c'est bon, passons à autre chose.
Sauf que, malheureusement, ce n'est pas aussi simple que nous le dit cet expert ès adaptation.
Cela m'a même donné envie de revêtir ma cape blanche de justicier, pour revenir dessus en détail, avec un simple exemple.
Une seule phrase, mais qui devrait nous permettre de comprendre pourquoi il faut se faire des nœuds au cerveau dans ce genre de cas.

Pour une telle adaptation, il faut prendre en compte évidemment le sens... Pour une chanson, le rythme, le nombre de pieds, pour le doublage, la synchro labiale, et tout un tas de choses plus subtiles. 
Cela va du registre, au ton, au champ lexical, jusqu'à d'autres points de plus en plus subjectifs comme le feeling, la synesthésie, le « Oh-çava-après-tout-c'est-ça-que-j'ai-envie-de-mettre-parceque ».
Ce qui, du coup, il faut bien avouer, représente une partie parfois difficile à justifier envers un client, ou un spectateur qui, un ticket de cinéma ensanglanté dans la main, une jambe de bébé fraîchement arrachée à la bouche, vient vous réclamer des comptes en hurlant : 
« Mais c'est pas ça qui est dit dans la VO !!! »

C'est à ce moment qu'on se pose, on respire, on se muscle le périnée, posture de la montagne, tout ça, et on explique clairement ce qui passe ou ne passe pas niveau synchro.
Car oui, en France, elle est très importante et très développée, cette sacro-sainte synchro labiale et la bande rythmo est son prophète.

Au Japon, où le jeu prime souvent sur l'image, les spectateurs furent d'ailleurs impressionnés par la synchro de la fameuse chanson de la Reine des Neiges, intitulée là-bas Ari no mama de. Littéralement : Telle que tu es.
Prenons donc comme exemple, la toute dernière phrase de la chanson qui, cela tombe bien, montre en gros plan Elsa en train d'articuler celle-ci :
The cold never bothered me anyway

En VO, la chanson Let it Go est interprétée par Idina Menzel sur un texte de Kristen Anderson-Lopez, et une musique composée par Robert Lopez.

En français, c'est la chanteuse Anaïs Delva qui fut choisie pour Libérée, délivrée sur un texte de Houria Belhadji.

En japonais, Ari no mama de, a été traduite par TAKAHASHI Chikae, une traductrice d'une soixantaine d'années, spécialisée dans les comédies musicales, oui, c'est pointu.
La chanson est interprétée par deux chanteuses, MATSU Takako dans le film en lui-même, et May.J pour le générique de fin, version qui fut interprétée en général sur les plateaux télé.

Tout d'abord, un petit coup d'œil sur les trois versions de la fameuse phrase. 
En anglais :
The cold never bothered me anyway
(lien direct à 3.30 ici)

Puis, en français :
Le froid est pour moi le prix de la liberté
(lien direct à 3.30 ici)



Et enfin, en japonais :
少しも寒くないわ
Sukoshi mo samukunai wa
(lien direct à 3.30 ici)



"Sorcellerie !" me direz-vous ?

Examinons donc comment chacun a calé son histoire.
Et pour cela, revoyons donc l'action au ralenti.


En anglais :

The cold

ne

ver

bo

thered

m...

(m)e

a

ny

w

(w)ay

 Maintenant en français :

Le froid

est p(our)

(p)our

moi

le

p(rix)

(p)rix

de la

li

ber


 Et enfin, en japonais :

Suko

shi

iii

mo

sa

m(u)

(m)u ku

na

i

w(a)


(w)a

En récapitulant les trois versions :

The cold ne ver   bothered me         a ny way

Le froid est pour moi le     prix de la li  berté

su ko         shi      mo sa    mu ku  na i   wa

On remarque que la version française est plus longue et fait rentrer plus de syllabes dans le tout.
Elle se permet même au passage un alexandrin, avec presque une césure en plein milieu.
La version japonaise, elle, prend son temps, avec moins de syllabes (ou de mores, si vous préférez) et un sens assez littéral : 
Je n'ai même pas un petit peu froid.

En anglais, il y a deux labiales, avec « bo »-thered et « me ». 
La bouche va se fermer complètement sur ces syllabes. 
Pour donner l'illusion souhaitée, il faut donc caler aussi une labiale dans l'adaptation à ces moments, c'est-à-dire, un m, un b, ou un p...

Le « o » est respecté en deuxième syllabe, dans les trois versions. Le français trichouille un peu en profitant d'une semi-labiale, le « v » de « never » pour y caser en fait une labiale, « pour ».
Le japonais lui y case un « shi ».

Sur le b de « bothered », on tombe bien sur « moi » en français et « mo » en japonais.

Rebelote juste après sur « me ».
Et en français, le mot « prix » permet également d'avoir l'étirement des lèvres correspondant à la voyelle « i », c'est parfait.

Le a et le y de « anyway » sont aussi respectés.

Le « way » anglais permet de caser sans problème la particule finale d'exclamation féminine « wa » en japonais.

En français, dernière trichouille en profitant de l'arrondi qui ferme presque la bouche aussi, pour permettre l'appui du « b » de « liberté ».

Bien, maintenant qu'on a vu ce qui a été choisi, on peut se demander s'il y avait moyen de trouver autre chose ? 

Probablement. 
Mais il faudrait y réfléchir sûrement plus que dix secondes pour avoir un résultat satisfaisant car sinon, ça ne collera pas.
Reprenons l'exemple de notre adaptateur en herbe plus haut, qui proposait la solution géniale suivante :

« Le froid ne m'a jamais réellement gênée »

Passons outre les considérations esthétiques « subjectives » (du genre : c'est moche / c'est beau) et laissons ça à Kant.
On peut constater que cette phrase est un pied plus court.
Il faudra donc un peu d'acrobatie rythmique pour espérer que ce soit mélodieux, et ensuite, ben, tout simplement, la dure vérité va s'imposer à ce moment : 
Ce ne sera pas synchro.

Il pourra caser le « pour » sur le « ver » anglais, moi, sur « bo », ok, mais après, ça va se compliquer...
La labiale de « me » ne sera pas respectée, et il en rajoute une avec « réellement » qui ne pourra pas être casée sur l'arrondi de « way ».
Bref, c'est loupé.

Pourquoi l'adaptation n'est pas une traduction littérale ?
Eh bien, car la charge poétique des mots n'est pas la même selon les langues.
Par exemple, chaque idiome a aussi des forces de résistance à la répétition  différente.
Le japonais aime les répétitions, le français les évite au maximum, etc...

Qu'est-ce que ça donnerait si on transposait littéralement en chanson les paroles de Let it go ?
Un Youtuber français a tenté l'expérience, et c'est intéressant de voir ce que ça donne avec les "vraies paroles" comme il intitule sa vidéo.




Il sait chanter (mieux que moi en tout cas), mais pour les paroles, on peut noter quelques perles comme :
« Mon pouvoir neigeux à travers l'air dans le sol »

Je sais pas vous, mais j'ai du mal à visualiser.
Le pouvoir, il est à travers l'air, sur son dos, ou dans le sol ? 
(« Il vous a joué un accord ? » comme dirait François Pérusse...)

En regardant en VO, c'est "through the air, into the ground", on visualise mieux le mouvement pour le coup...

Ou encore peu de temps après :
« Et une pensée cristallise comme une explosion glaciale »

Euh, qu'est-ce que ça veut dire ? 
Est-ce que c'est français au moins ?
Je reste songeur.

Surtout qu'on enchaîne aussi sec sur autre chose.
Pourtant dans une telle chanson, si c'est pas « cristal clair » (oui, la VF de Valérian, je ne t'oublie pas) tout de suite, c'est loupé.

Et en tant que point d'orgue, de phrase finale, cette version propose :
« Le froid ne m'a jamais dérangé de toute façon »

Niveau synchro, comme pour la version précédente, le début peut passer.
Mais ça se gâte mi-chemin à partir de « me » avec une labiale dans le vent, et le dernier mot qui se termine dans les choux complet, comme on peut le voir clairement sur la vidéo, alors qu'Elsa a terminé de bouger la bouche deux syllabes avant...
Et c'est pour ça qu'en fait la synchro, c'est important. Pour éviter que tout le monde ne soit des génies de la ventriloquie.

Voilà.
C'était long d'expliquer tout ça pour une simple phrase, me dis-je à ce point.

Si on rajoute maintenant toutes les autres phrases de la chanson, multiplié par les autres chansons du film, complété par les autres dialogues du film...
Sans oublier de rajouter la pression et l'exigence Disney sur un film comme celui-ci, le tout dans un délai forcément défini.
Et on peut l'espérer, au moins, dans des conditions économiques pour une fois pas trop dégueu pour un tel film...

On comprend alors aisément pourquoi en fait c'est compliqué de travailler sur ce genre de projets. Et pourquoi on aura sagement décidé de ne pas tenter un « Laisser aller, laisser aller » au final. Même si cela peut paraître contre-intuitif de prime abord.

Maintenant, en espérant ne pas avoir dit (trop) de bêtises, un petit remède pour lutter contre les chansons qui tournent en boucle dans la tête :
Les chasser par une autre.
Par exemple, cette version de Let it go, façon wagakki, instruments traditionnels japonais, ou encore une autre chanson Disney, totalement au hasard, voire complètement autre chose.

De rien, vous êtes les bienvenus.
De toute façon, je vous rappelle que vous m'avez crucifié au début de ce billet, donc, bon, au point où j'en suis...



La Reine des neiges (Frozen)
Réalisé par Chris Buck et Jennifer Lee
Images
© 2014 Disney. Tous droits Réservés.

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