La petite sœur de Kore-eda Hirokazu

Une affaire de famille de Kore-eda Hirokazu, film qui a remporté la Palme d'or du Festival de Cannes 2018 est sorti en salles chez nous le 12 décembre.


Mystérieusement, cette année, je n'ai pas pu interviewer le réalisateur, du coup, j'en profite pour remettre en ligne la transcription de l'entretien qu'il nous avait accordé en 2015 pour la sortie de son film, Notre petite sœur.

©2015 Akimi Yoshida, SHOGAKUKAN / FUJI TELEVISION NETWORK INC. / SHOGAKUKAN INC. / TOHO CO., LTD. / GAGA CORPORATION

*Pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?
Je suis réalisateur de films japonais, je m'appelle KORE-EDA Hirokazu.


* Notre petite sœur est adaptée du manga Kamakura Diary, dessiné par YOSHIDA Akimi.
Quand l’avez-vous découvert ?

C'était sans doute en 2008, alors que le titre commençait à être publié.
Je l'ai découvert en tant que simple lecteur.
Cela doit donc faire sept ans que je connais cette œuvre.

Kamakura Diary, YOSHIDA Akimi
© 2007 Akimi YOSHIDA All rights reserved 

*Qu'est-ce qui vous a poussé à vouloir l'adapter ?

Hmm, d'ordinaire, mes films sont des œuvres originales.
Je ne pense donc quasiment jamais que j'ai envie d'adapter tel roman, ou tel manga.
Cela reste pour moi un loisir.
Mais en ce qui concerne ce manga précisément…
Peut-être que l'histoire de ces trois sœurs, abandonnées par leurs parents, qui décident de recueillir leur jeune demi-sœur qui n'a plus nulle part où aller, et de vivre avec elle à Kamakura, m’a attiré...
Oui, cette idée d'orphelines qui recueillent une autre orpheline était en soi une base d'histoire qui m'a plu énormément.

* Comment avez-vous abordé le travail d'adaptation ?

Au tout début, en prenant le manga original, qui en est à son sixième volume, et que j'ai voulu en faire un scénario pour mon film, je me contentais d'aligner les scènes à faire apparaître tels quels en essayant de les intervertir.
Je me disais que cela pouvait être un moyen de procéder, et j'ai écrit une première version du scénario en ce sens.
Mais le manga est écrit de manière très prenante avec de nombreux personnages.
Il parle aussi de la ville, du temps qui passe.
Si je voulais en faire un film de deux heures, je me suis alors dit qu'il valait peut-être mieux focaliser l'histoire sur les quatre sœurs.
C'est alors que, durant ce processus, des scènes qui n'étaient pas dans le manga à la base sont apparus dans mon scénario.
Et la mangaka, Mme YOSHIDA a été très compréhensive, et bienveillante.
C'est pourquoi j'ai pu bénéficier d'une certaine liberté dans mon adaptation tout en restant fidèle à l'œuvre originale.

* Dans le manga, le dessin donne toujours un recul comique malgré tout.
Le film ne manque pas de passages tristes également, était-ce dur de trouver l'équilibre pour rester léger et en même temps touchant ?

Oui, c'était compliqué, mais en même temps, très amusant.
Dans le manga, l'ambiance peut changer très vite avec un peu de comédie qui vient s'intercaler pendant un instant.
C'est même très fréquent, et constitue un des attraits de cette œuvre.
Mais dans un film, on ne peut changer de ton aussi facilement.

Il fallait donc réfléchir sur comment introduire quelques éléments qui pourraient faire sourire dans la description de la vie quotidienne de ces gens.
Ensuite, il fallait prendre en compte le fait que l'on tourne avec de vraies personnes, se demander jusqu'à quel point de détail pouvait-on pousser le réalisme.
Ce genre d'enrichissement était une tâche supplémentaire auquel on a aussi porté beaucoup d'attention.

*Vous avez ainsi évité de transposer le manga tel quel, case par case.

En effet, j'avais des doutes sur la possibilité de transposer directement à l'écran le découpage du manga, ou de reproduire un acting tel qu'on peut le voir dans les cases.
C'est pourquoi, au contraire, je n'ai pas prêté attention à cela.
J'ai plutôt cherché à affiner l'univers, l'atmosphère que nous propose l'œuvre, la perception du temps qui passe.
C'est plutôt dans cette direction que je me suis proposé d'aller.
C'est pourquoi, au niveau de la mise en scène, sans réfléchir outre mesure au manga, j'ai travaillé comme je le fais toujours sur mes autres films.

* Vous avez tourné au fil des saisons tout au long de l’année, était-ce compliqué ?

En plus des quatre saisons, il y a la saison des pluies, tsuyu, qui est très caractéristique du Japon.
Si on pense en ces termes, en fait, nous avons donc tourné durant ces cinq saisons différentes.
Bien sûr, c'était très compliqué.
Ne serait-ce que réunir à chaque fois l'équipe et les comédiens.
Mais le fait d'avoir pu se permettre le luxe de tourner à chaque saison différente se ressent durant le film.
C’était la bonne chose à faire, et j’en suis heureux.

*Quand tout le monde se retrouvait à chaque session, c'était un peu une réunion de famille ?

Dès le début du tournage, les quatre comédiennes…
Elles donnaient l'impression qu'on aurait pu tourner à n'importe quel moment, et que ça marcherait quand même.
Elles se sont transformées en vraies sœurs, elles s'entendaient bien.
Même quand il n'y avait pas de tournage, elles étaient ensemble.
Par exemple pour aller acheter des vêtements à Suzu, manger ensemble, ou voir une pièce de théâtre.
Même si ces moments n'étaient pas filmés, ils ont eu aussi une grande importance.


* Comment était l’ambiance sur le tournage ?
Y a-t-il une anecdote que vous gardez en mémoire ?

En fait, l’ambiance du tournage était très proche de celle qu'on peut voir à l'écran.
Le temps s'écoulait de la même manière sur le tournage, c'était vraiment sublime.
En ce qui concerne les comédiennes, pour AYASE Haruka, dans le film, elle joue la sœur aînée.
Mais en off, c'était plutôt NAGASAWA Masami dans les faits qui prenait l'initiative, et rassemblait tout le monde pour un peu tout.

* La maison est primordiale dans le film, quand avez-vous su que vous aviez trouvé le bon lieu ?

Durant mes discussions avec l'équipe, je disais que tant qu’on n’aurait pas trouvé la maison idéale, le projet ne pourrait pas commencer.
Et ce fut très compliqué de dénicher la perle rare.
Il était important que l'on ressente l'histoire de la maison, le temps que les gens y ont passé.
On se disait donc que c'était impossible de reproduire cela sur un plateau construit pour l'occasion.
Et les recherches ont pris un certain temps.
Peut-être entre trois ou quatre mois.
J'imagine que l'équipe a probablement visité chaque maison typiquement japonaise existante à Kamakura.
On peut dire que c'est un miracle d'avoir fini par trouver cette demeure à proximité de Kita-Kamakura, au nord de la ville.
Après avoir découvert cette maison, on a pu tout lancer.

D’ailleurs, un couplé marié vit actuellement dans cette maison.
Durant le tournage, on leur a demandé un certain nombre de fois de déménager temporairement dans un appartement mis à leur disposition.
Ils ont été très coopératifs et je les en remercie beaucoup.


* La famille est un thème très important dans vos films qui revient plusieurs fois dans vos films, de Nobody Knows, à Tel père, tel fils, ou encore Still Walking.
Vos œuvres présentent à chaque fois des familles qui sortent de l'ordinaire, les familles extraordinaires sont elles plus intéressantes que les familles classiques ?

Mon intention première n'est pas de filmer des familles « inhabituelles »…
Mais effectivement, la famille présentée dans Notre petite sœur est inhabituelle, j'imagine.
Dans celle-ci, les parents sont partis et ont laissé la maison aux filles.
Ce n'est pas banal, peut-être même un peu étrange, si on peut dire.
Mais je me disais aussi que, quand il nous manque quelque chose, qu'on essaie de combler le vide laissé par quelqu'un en accueillant quelqu'un d'autre…
C'est peut-être cela qui forme un lien familial.
Lorsque mon propre père a disparu, j'ai ressenti ce vide.
Et c'est quand je suis devenu père à mon tour, que ce vide a été comblé.
C'est ainsi qu'on peut passer le relais à une nouvelle génération.
Et cette transmission, c'est cela qui forme une famille.
Si on ne ressent pas une absence, on n’aura pas l'impulsion de transmettre ce que l'on a à une nouvelle génération.
J'ai conscience qu'il faut se dire que manquer de quelque chose n'est pas un défaut, une contrainte, mais une opportunité…
Et j'essaie de penser ainsi.

* Vous entretenez une certaine fidélité avec vos acteurs, votre équipe.
Est-ce une sorte de famille pour vous ?

Il faut faire attention à ne pas avoir une équipe et une distribution trop fixe, cela peut faire stagner et compliquer le travail, les relations.
Par contre, il est vrai qu'en accumulant régulièrement les collaborations, on se comprend mieux mutuellement, la manière que chacun a de travailler, on ose se parler…
On peut même développer de l'affection.

En ce sens, il est naturel de se sentir en famille quand on est entouré d'une équipe et d'acteurs avec qui on a tissé des liens…
Comme cela a été le cas durant les vingt dernières années de ma carrière.
C'est une véritable richesse en ce qui me concerne.

* Au niveau de la musique, vous avez pu travailler avec KANNÔ Yôko, c'était une première ?
Pourquoi la choisir elle ?

Eh bien, le premier concept sur ce film tournait autour de quatre saisons, de quatre sœurs, et d'un quatuor à cordes pour la musique.

Je pensais donc travailler avec un compositeur qui aurait des affinités avec le classique.
Mais, alors que je n'arrivais pas à me décider, c'est NAGASAWA Masami, qui tient le rôle de Yoshino, qui m'a suggéré le nom de KANNÔ Yôko.
J'ai fait alors un essai en mettant un peu de sa musique sur un bout de montage.
Je me suis dit que ça collait parfaitement.
C'est pourquoi je lui ai demandé ensuite de se charger de toute la musique.
Je suis un réalisateur qui n'utilise pas trop la musique en général.
Mais pour ce film, je voulais une musique qui puisse envelopper les personnages.
Leur donner parfois un peu d'affection, parfois les consoler…
Je voulais faire passer ce genre de sentiments dans la musique, et parsemer celle-ci dans le récit un peu plus que ce que j'ai l'habitude de faire.
Et je suis très content du résultat.

* Elle est très appréciée des anime fan pour son travail sur la musique de nombreuses séries, en aviez-vous conscience ?

Non, pas du tout.
Je ne m'y connais pas vraiment en musique d'anime.
J'avais pu apprécier ce qu'elle a fait pour la B.O. du drama Gochisô-san.
Et c'est un bout de cette musique que j'ai plaquée sur quelques images de mon film en guise de test.
C'est à ce moment que je me suis dit que cela pourrait marcher.

* Votre choix de comédiens, et ici des comédiennes, est très minutieux.
La révélation du film est HIROSE Suzu qui porte le même nom que son personnage dans le film, qu'est-ce qui vous a marqué chez elle et poussé à la choisir ?

Eh bien, durant les auditions...
J'ai eu l'impression qu'elle ne cherchait absolument pas à obtenir une forme d'approbation de la part des adultes.
Elle était vraiment sûre de sa position.
C'est rare de voir une telle maturité à son âge.
Et cela m'a beaucoup plu.
C’est ce qui m'a poussé à la choisir.
Bien sûr, au cours des auditions, j'ai pu voir qu'elle jouait bien, avait une sensibilité parfaite. Elle est d’une intelligence rare et sa voix était parfaite, même si cela peut paraître évident.
Dès la première impression, j'ai su que c'était elle.

*Il n'y a eu aucun doute ?

Aucun.

* Comme ce fut le cas pour les enfants de I wish, elle ne connaissait pas son texte à l'avance, pourquoi choisir une telle méthode ?

En fait, même si c’est un rôle « d’enfant », le personnage est tout de même une ado de 15 ou 16 ans.
Je me suis posé beaucoup de questions sur le fait de lui donner ou non le script.
Mais, d'elle-même, comme c'était une expérience qu'elle ne pourrait faire sûrement nulle part ailleurs, a demandé à jouer sans script.
C'est donc ainsi que nous avons procédé.
En confirmant ce point avec l'intéressée…
Elle a pu me dire, qu'en fait…
Elle utilisait bien plus ses oreilles que sa mémoire.
Elle écoutait ce qui se passait sur le tournage.
Elle était très attentive à tout ce que ses grandes sœurs disaient, et cela lui permettait d’apprendre d’elles.
C'est aussi une des raisons pour lesquelles je ne donne pas de script aux enfants.
Pour obtenir le jeu souhaité, l'important, c'est d'écouter.
Ce n'est pas tant d'avoir appris son texte avant d'arriver en plateau…
Mais d'arriver à utiliser ses oreilles, une fois sur place.
C'est pourquoi j'ai fait ce choix par le passé, et je pense que ça s'est très bien passé pour ce film.

* Pourquoi choisir de ne pas donner de scripts aux comédiens les plus jeunes ?

Les enfants vont répéter à la maison et s'entraîner.
Avec leurs parents.
Ils vont essayer de mettre de l'émotion dans leur texte, d'expliquer un peu tout.
S'ils sont trop sérieux, ils vont se figer.
J'aimerais éviter que ça se produise.

* La spontanéité avant tout ?

Oui, c'est important qu'ils entendent comment sonnent les mots qui viennent de leur for intérieur.
Sans compter que, quand il y a un enfant comme ça sur le plateau, le jeu des adultes change aussi.

Un élément incertain sur le plateau, comme un enfant, ou dans d’autre cas, cela peut être également un animal, apporte une tension que j'aime préserver.
Cela conserve une certaine fraîcheur au tournage.
C'est dans cette optique que je travaille sur mes films.

*Mais comment ça se passe durant le tournage ? Il y a tout de même des répétitions ?

Il peut arriver qu'on tourne sans répétitions préalable.
Pour autant, je ne pense pas non plus que la première prise est systématiquement la meilleure.
Parfois, on peut passer beaucoup de temps sur une scène.
Par exemple, celles où les enfants jouent au foot.
On pouvait passer une journée entière sur de telles scènes.
On terminait peut-être avec une trentaine de prises.

* Y a t-il un aspect, un challenge que vous vouliez relever dans le film ?

Dans ce film, il y a quatre personnages principaux évidemment...

Mais comme l'indique le titre original, Umimachi Diary, la ville, machi en japonais, et le journal intime, diary, sont deux éléments essentiels.
On pourrait aussi se dire que le rôle principal, c'est en fait la maison, ou la ville entière.
Je voulais m'intéresser au temps qui passe dans ce lieu dans sa globalité.
En général, quand je tourne un film centré sur la famille…
J'essaie de ne pas m'éloigner de mon sujet, je reste collé à mes personnages.
Mais pour ce film, j'ai fait attention à changer un peu le point de vue.
De mettre la maison et la ville au centre du film.
Il fallait ressentir le temps s’écouler.
J'ai accordé beaucoup d'importance à ces points, c'était un peu mon challenge.
C'était un peu différent de mes autres films.

* Comment s'est passé l'accueil du film durant le festival de Cannes ?

Si je compare ma venue à Cannes pour ce film, à la fois précédente pour Tel Père Tel Fils, cette fois, je présentais une histoire tranquille et toute douce.
Quand le film a été retenu pour le festival, parmi une sélection si prestigieuse, je me suis demandé comment celui-ci allait être reçu.
J'étais un peu inquiet, mais aussi j'avais un peu d'espoir qu'il se distingue, j'étais content qu'il puisse être présenté là-bas.
Pour ce film, j'étais accompagné des quatre comédiennes, et comment dire ?

Les voir se présenter à Cannes dans leurs robes magnifiques…
Je les ai observées d'un œil paternel assez ému.
Plus que ma propre participation, c’était pour elles que j’étais touché.
C'est un peu ce que doit ressentir un père quand il voit sa fille faire un récital de piano devant un public.

* Avez-vous un message pour le public français, un point que nous n'aurions pas abordé mais qui vous semble important à préciser ?

Je suis content du résultat à l'écran des quatre sœurs, elles sont pleines de vie et d'entrain, c'est un très bel ensemble.
Sans oublier la description que j'ai pu faire des femmes autour d'elles, un peu plus âgées, c'est vraiment un film qui parle des femmes.
J'espère que vous apprécierez de les découvrir.

Entretien réalisé le 19 octobre 2015 à Paris.
Journaliste / Traduction : Emmanuel Pettini

Merci à Matilde Incerti et Jérémie Charrier.


Notre petite sœur
Réalisé par Kore-eda Hirokazu
Sortie en salles le 28 octobre 2015
Disponible en vidéo chez Le Pacte


©2015 Akimi Yoshida, SHOGAKUKAN / FUJI TELEVISION NETWORK INC. / SHOGAKUKAN INC. / TOHO CO., LTD. / GAGA CORPORATION




















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